Quand le bonheur fait sa loi

Fiona Ottaviani - The Conversation

(pochoir de l'artiste Miss.Tic). Denis Bocquet / Flickr, CC BY-SA
Le bonheur, au centre des préoccupations (pochoir de l'artiste Miss.Tic). Denis Bocquet / Flickr, CC BY-SA

Fiona Ottaviani, Grenoble École de Management (GEM)

Cet article s’inscrit dans le cadre de la Chaire Mindfulness, bien-être et paix économique de GEM. Il vient nourrir la réflexion du premier forum international pour le bien-vivre qui se tiendra à Grenoble du 6 au 8 juin prochain, sur le thème « Richesse(s), bonheur : quels indicateurs pour inventer demain ? »

Questions sans âge, les interrogations liées au bonheur et au bien-être font l’objet d’une attention grandissante aujourd’hui. En témoignent la multiplication des « observatoires du bonheur » (Observatoire nantais du bonheur, Observatoire du bonheur créé par Coca-Cola, Observatoire internationale du bonheur, Observatoire des bien-être(s) d’Ipsos Public Affairs…) ou les nombreux travaux des institutions internationales (OCDE, Commission européenne, etc.) dédiés à de tels sujets.

Preuve supplémentaire : suite à une résolution sur le bonheur adoptée le 19 juillet 2011, l’ONU a instauré en 2012 une Journée internationale du bonheur, qui a lieu désormais chaque 20 mars. Par ailleurs, l’organisation internationale invite notamment les États membres à « élaborer de nouvelles mesures qui tiennent mieux compte de l’importance de la recherche sur le bonheur et le bien-être afin d’orienter leurs politiques nationales ».

Si ce souci collectif du bonheur semble faire contrepoids à des politiques de croissance collective uniquement axée sur la richesse monétaire, n’y a-t-il pas toutefois un risque que les « experts du bonheur » imposent leurs lois ? Zoom sur quelques tendances problématiques qui émergent à la croisée de la psychologie et de l’économie.

Bonheur, bien-être : de quoi s’agit-il ?

Dans l’article, les notions de bien-être ou de bonheur sont employées indifféremment. L’absence de différenciation entre bonheur et bien-être se retrouve aussi bien dans les travaux cherchant à objectiver les composantes de l’existence qui comptent (Bonheur national brut du Bouthan, mesure du bien-être de l’OCDE) que dans les travaux directement axés sur la mesure subjective de la satisfaction à l’égard de la vie. En effet, dans le cadre de la littérature sur le bien-être (et particulièrement sur l’économie du bonheur), majoritairement anglo-saxonne, le contenu des termes utility, well-being, satisfaction, happiness, ou quality of life ne sont pas clairement explicités. Ces termes sont généralement utilisés dans les articles de manière interchangeable.

L’économie du bonheur est une branche de l’économie s’inspirant des travaux de psychologie positive. Elle étudie le bien-être subjectif en recourant à des enquêtes sur la satisfaction subjective, des expériences en laboratoire ou des études neurologiques. Cette littérature est essentiellement empirique. Les premiers travaux relatifs à la mesure subjective du bien-être ont été menés dans les années 1920 et 1930. Ils ont été poursuivis dans les années 1950 au Survey Research Center de l’Université de Michigan, dirigé par George Katona. Des enquêtes destinées à étudier les attitudes des consommateurs y étaient menées.

Plus tard, dans les années 1960, ces travaux ont pu être vus comme un sous-courant des indicateurs sociaux. Face à l’imperfection des mesures dites objectives pour révéler le bien-être, certains chercheurs ont commencé à s’intéresser aux mesures « plus directes », dites « subjectives ». Cette littérature qui étudie la corrélation entre les sphères de la vie humaine et le bonheur augmente aujourd’hui à un rythme exponentiel.

L’économie du bonheur s’inscrit à la fois dans une relation de rupture et de continuité par rapport à l’utilitarisme et de manière plus large au welfarisme. En effet, on peut voir dans l’économie du bonheur un retour à l’utilitarisme philosophique des origines. Sa subdivision en deux sous-courants, l’un hédoniste (celui du philosophe britannique Jeremy Bentham), l’autre eudémoniste (celui de l’économiste John Stuart Mill) tend à accréditer cette affirmation.

Dans la perspective hédoniste, le bien-être est assimilé au plaisir et au bonheur. Les auteurs se réclamant de l’eudémonisme adoptent plutôt une conception du bien-être en termes d’accomplissements personnels, d’atteinte du plus « grand bien ». Sont visés ici « le fait d’agir conformément à sa nature intérieure et ses valeurs profondes », « la réalisation de son véritable potentiel » et « l’expérience ou le sens de la vie ».

Cette réflexion sur le bonheur, à l’échelle individuelle et collective, n’est pas neuve et a été reprise au fil des âges par les philosophes. Ce qui est neuf, en revanche, c’est la reprise scientifique et la popularisation actuelle de ces travaux. Ceux-ci n’évitent pas certains écueils : celui du primat de l’expert, de la monétarisation du bonheur et de sa réification.

Ecouter les experts du bonheur ?

« Si l’on en croit les chercheurs, l’environnement n’influence que pour 10 % de notre capital bonheur, 40 % sont issus de la génétique et les 50 % restant ne tiennent qu’à nous et à notre manière d’appréhender les choses ! »

Cette phrase est fréquemment reprise dans les travaux sur le bonheur. Dans la vague de vulgarisation récente qui accompagne ces recherches, elle traduit une tendance à la normalisation des comportements sociaux et le retour d’une conception eugénique du social. Les composantes du bonheur, dégagées par voie d’enquêtes ou en laboratoire, sont censées aiguiller l’action individuelle. Une personne qui désire faire quelque chose de contraire aux enseignements livrés par la recherche se trompe, car elle risque de nuire à son bonheur.

La charge normative d’une telle conception peut être illustrée par un passage du livre Pourquoi les gens heureux vivent-ils plus longtemps ?, de Jordi Quoidbach, un chercheur en psychologie qui a mené des études de psychologie à l’Université de Harvard. Dans le chapitre intitulé « Pourquoi vaut-il mieux ne rien savoir ? » l’auteur explique

« Imaginez qu’un matin vous trouviez un chèque de 100 euros dans votre boîte aux lettres. […] Imaginez maintenant qu’on vous donne la possibilité de savoir ou non qui a déposé ce chèque. Désireriez-vous connaître l’identité de votre généreux donateur ? Si vous avez répondu oui, c’est que comme la grande majorité des gens… vous faites le mauvais choix ! »

Ainsi, le jugement individuel devrait, dans cette conception, s’aligner derrière la vérité portée par le chiffre et, à vrai dire, par l’expert. Ce dernier doit livrer les critères du « bon choix » et d’une « bonne vie », avec une visée bienveillante. Surgit ainsi le fantasme scientifique bien décrit par la philosophie John R. Searle dans son livre The Rediscovery of the Mind, paru en 1992 :

« Le fait que certains courants de pensée énoncent des thèses contre-intuitives peut s’expliquer par le fait que ces chercheurs rêvent d’une grande percée de l’étude de l’esprit qui amènerait les hommes comme ce fut le cas avec les grandes découvertes physiques à se rendre compte que les postulats du sens commun sont faux. »

Le bonheur de la monétarisation

Si l’argent ne fait pas le bonheur, les chercheurs semblent par contre se délecter de la monétarisation du bonheur. C’est ainsi que le caractère contre-intuitif des recherches sur le bonheur, évoqué précédemment, se retrouve dans la tentative de chiffrage monétaire qui émerge du champ de ces travaux.

Les chercheurs Andrew Clark et Andrew Oswald nous apprennent par exemple que se marier équivaut en moyenne à un supplément de revenu de 40 000 livres sterling par an, ou que pour compenser la perte de bonheur dû au veuvage, il faudrait verser 170 000 livres sterling par an à la personne. Pour obtenir de tels résultats, les auteurs se basent sur un calcul de régression sur le bonheur qui, à leur sens, peut être utilisé pour mettre en valeur de manière positive ou négative presque tous les évènements de la vie. Ce type de méthodologie est très usité au sein de l’économie du bonheur. Mais son utilisation à des fins de préconisations politiques est surtout portée par la branche anglaise du courant, qualifiée de paternalisme libertaire.

Richard Layard, fervent défenseur de ces pratiques, considère que la création d’une « science du bonheur » est en cours. Sur la base de ces travaux statistiques mais aussi des travaux de neuro-économie menés actuellement, il serait possible d’étudier la réponse au bonheur des personnes et dès lors d’adapter les politiques publiques dans une optique de maximisation du bonheur. C’est ainsi que Layard insiste sur la nécessité de mettre en place des incitations pour éviter les comportements qui peuvent être dommageables au bonheur.

Le bonheur, un objet scientifique ?

Richard Layard, partisan d’une approche welfariste et hédoniste, montre que le niveau de bonheur ressenti est relatif (la perception que j’ai de mes propres revenus dépend du revenu des autres), adaptatif (le bonheur d’une personne n’est que temporairement affecté par une augmentation du revenu) et dépend de notre culture. Il conçoit le bonheur « comme un état biologique bien déterminé » et croit dans la possibilité de dégager des lois du bonheur.

Faut-il mettre tout le monde sous anxiolytiques ? C’est une des questions posées par Layard lorsqu’il explore les moyens les plus appropriés d’atteindre le bonheur, comme le relate l’économiste Lucie Davoine.

Cette proposition provocante de Layard soulève à notre sens un premier problème : elle revient à considérer uniquement les résultats de l’action en termes de bien-être, sans considération pour les moyens. Ce qui pose de nombreuses questions : quelles conséquences prendre en compte pour juger du caractère souhaitable d’une action ? Tous les moyens sont-ils bons, tant que la fin est atteinte ? Mais comment savoir quand celle-ci l’est réellement ? Quel est le bon moment pour juger de l’état en question, puisqu’il est toujours possible de retarder le temps du jugement ? Et si s’il ne fallait « juger de notre heur qu’après la mort », comme le préconisait Montaigne ?

Des risques à ne pas négliger

Une approche trop scientiste du bonheur présente plusieurs risques de dérives.

Premièrement, l’éviction d’autres valeurs centrales de la vie des personnes : justice, liberté, authenticité, etc. Deuxièmement, la confusion entre ce qui importe à l’échelle individuelle et ce qui importe à l’échelle collective, ce qui est de l’ordre du vécu et ce qui est de l’ordre de l’idéal : le risque est alors de renvoyer au niveau individuel ce qui se joue en réalité au niveau plus global des rapports sociaux. Troisièmement, l’éviction de la dimension politique du choix social et du pluralisme des valeurs. Quatrièmement, comme le souligne Anthony Giddens, un renforcement de la croyance dans les systèmes experts, qui passent sous silence les limites de ces méthodes de détermination et d’évaluation du bien-être et qui le réifient.

Cette exhortation à être heureux peut conduire à évincer de l’analyse les contraintes sociales qui s’exercent sur les acteurs et en créer de nouvelles. Selon les mots de Pierre Bourdieu

« On a à ce point intégré des contraintes sociales qu’on les prend pour des éléments de liberté. »

On trouve d’ailleurs un écho à cette affirmation dans le célèbre ouvrage Le meilleur des mondes, de Aldous Huxley :

« Et c’est là, dit sentencieusement le Directeur […] qu’est le secret du bonheur et de la vertu, aimer ce qu’on est obligé de faire. Tel est le but de tout conditionnement : faire aimer aux gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper. »

The ConversationSi l’on ne peut échapper à une réflexion sur le bonheur, on peut toutefois choisir d’échapper à ses lois…

Fiona Ottaviani, Enseignante-chercheuse en économie - Grenoble Ecole de Management - Univ Grenoble Alpes ComUE - Chaire Mindfulness, Bien-être au travail et Paix économique - Chercheuse associée au CREG - Université Grenoble Alpes, Grenoble École de Management (GEM)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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