Les nudges : un coup de pouce non violent ?

Fiona Ottaviani et Dominique Steiler - The Conversation

Sur l'empreinte : « Retrouvez la forme, prenez l'escalier ». Alan Stanton/Flickr, CC BY-SA
Un exemple de nudge visant à inciter les usagers à utiliser les escaliers. Sur l'empreinte : « Retrouvez la forme, prenez l'escalier ». Alan Stanton/Flickr, CC BY-SA

Fiona Ottaviani, Grenoble École de Management (GEM) et Dominique Steiler, Grenoble École de Management (GEM)

Popularisés en français sous le terme « coups de pouce », les nudges servent à orienter en douceur les comportements. Autrement dit, ce sont des incitations non coercitives. Alors que le courant de la paix économique vise à tracer une orientation pour contrer la montée en charge des violences dans les champs de l’économie et de la gestion, les nudges font-ils partie des outils utilisables pour orienter les comportements dans le sens du bien commun ?

Pourquoi un tel engouement ?

L’engouement pour les nudges s’explique par le fait que ceux-ci permettraient de conduire des actions qui seraient plus efficaces à moindre coût, sans recourir à des méthodes coercitives. Ainsi, en précisant simplement dans ses courriers de relance que « neuf personnes sur dix payent leur impôt à l’heure en Grande-Bretagne », le fisc britannique a pu augmenter fortement son taux de recouvrement.

Conçus comme des instruments destinés aux politiques publiques et au management, l’intérêt des nudges a été largement débattu politiquement voici quelques années. Le premier ministre anglais David Cameron avait ainsi demandé en 2010 la création d’une « nudge unit », et des rapports publiés par diverses institutions avaient abordé la question : rapport « Behavioural Insights Team Annual Update 2010–2011 » du Bureau du Cabinet britannique, article dédié sur le site du secrétariat général de la modernisation de l’action publique français, rapport du Centre d’analyse stratégique français sur les nudges verts

Le champ d’application des nudges est extrêmement vaste : écologie, social, marketing, etc. Aux États-Unis, cette réflexion a nourri le reformatage du régime de pension, l’interdiction des sodas de grande taille dans la ville de New York ou la politique d’enregistrement du don d’organes. Au Royaume-Uni, elle a servi à la transformation du « compliance in tax reporting », à la réduction de la consommation d’alcool chez les jeunes, et également à l’enregistrement du don d’organes. Elle a également nourri des politiques à Singapour, en Nouvelles Zélande, en Australie, en Allemagne, etc.

Transparence ou manipulation ?

L’utilisation des nudges à des fins managériales ou politiques, tels que le suggèrent Thaler et Sunstein (2009) a donné lieu à un débat animé centré sur la question de l’acceptabilité de telles pratiques d’incitation.

D’un côté, Thaler et Sunstein considèrent que les citoyens sont toujours influencés lors de leur prise de décision, notamment par le contexte dans lesquels ils déploient leurs activités. Dès lors, si les principes de valeur guidant l’usage à des fins politiques des nudges sont le paternalisme libertaire et le principe de publicité de Rawls, pour Sunstein et Thaler les nudges n’entrent pas en contradiction avec la liberté des citoyens. De l’autre côté, les détracteurs des nudges, tel que le philosophe Mozaffar Qizilbash, soulignent le caractère manipulatoire de telles pratiques.

Mettant au jour les limites de chacune de ces deux postures, Hansen et Jespersen distinguent quatre types de nudges, selon :

  • leur degré de transparence ;

  • le type de pensée réflexive associée : est-elle un sous-produit du nudge ou le nudge ? Le nudge porte-t-il sur la modification des comportements ou des choix ?

Ici la mobilisation de deux systèmes régissant notre façon de penser est distinguée : le système 1, qui renvoie à la dimension émotionnelle et intuitive de notre psyché, et le système 2, qui fait référence à une manière de pensée plus lente, plus laborieuse, contrôlée et logique.

Dans cette approche, il n’y a pas forcément de conflit entre les nudges et la transparence. S’il est impossible d’éviter tout effet de cadrage sur la prise de décision, Hansen et Jespersen avancent toutefois l’importance de distinguer deux situations. Dans la première, le cadre de décision pousse les personnes vers une décision particulière où le choix autonome est menacé. Dans la seconde, des éléments de contexte et des informations sont fournis aux individus, pour qu’ils puissent faire un vrai choix. Voici les quatre types de nudges, illustrés par des exemples concrets :

La transparence des choix joue donc un grand rôle dans la possibilité de juger comme manipulatoire ou non la pratique considérée.

Le levier de la norme sociale ?

Une question reste entière : si l’efficacité des nudges se fonde sur la norme sociale, autrement dit sur notre tendance au conformisme social, un tel conformisme doit-il être valorisé ? Si le ressort pour avoir le « bon » comportement est, notamment, le souci du jugement des autres (quand bien même le dispositif d’orientation est explicite), alors les pratiques encourageant les individus à exercer un regard critique sur les normes sociales ont peu d’intérêt. En effet, plus ceux-ci seront sensibles aux normes sociales, plus les nudges fonctionneront.

Si la question des nudges divise chercheurs et politiques, c’est sans doute parce que nous baignons déjà dans une société et des organisations normées, qui nous soumettent à des stimuli, des incitations ou des manipulations sans que nous l’ayons choisi. On peut considérer les nudges comme une manière de mettre au jour ces incitations lorsque celles-ci sont transparentes, et accroître ainsi la liberté de choix dans une optique bienveillante, ou au contraire les percevoir comme un instrument d’accentuation de la normalisation des comportements.

Ainsi, la question devient : les nudges favorisent-ils notre absence à nous-mêmes, ou nous permettent-ils d’être davantage conscients de nos choix ? Toutefois, répondre à cette question ne résout pas tout : reste notamment la problématique du cadre de ces choix, qui renvoie à l’organisation démocratique de nos sociétés.

Qui décide des nudges ?

Qui décide du sens dans lequel les choix et les comportements doivent être orientés ? Les technocrates, qu’ils soient expert·e·s en politiques publiques ou en marketing, peuvent-ils se permettre de répondre à la place des citoyen·ne·s ?

Cette question dépasse de loin celle des nudges, mais nous paraît constituer la toile de fond du débat sur de tels outils. La réintroduction d’une discussion collective autour de ce qui est considéré comme souhaitable se pose ici… Avec toute la difficulté que peut présenter le fait d’« orienter » les personnes vers un tel débat… Si la sphère publique est fragile, chaotique et peu efficace en comparaison d’un choix fait par quelque-uns, elle demeure toutefois la sphère pertinente pour penser les cadres de choix. Ces cadres pourront ensuite orienter les choix complexes de chaque individu.

The ConversationLe débat sur les nudges a au moins le mérite de soulever la question du caractère manipulatoire, voire violent, des normes. Et d’attirer l’attention sur le fait que la question du choix individuel ne recoupe pas celle du choix social, même si les deux doivent être pensés dans leur rapport dialectique.

Fiona Ottaviani, Enseignante-chercheuse en économie - Chaire Mindfulness, Bien-être au travail et Paix économique - Political Economy and Sustainable Competitiveness Initiative - Chercheuse associée au CREG - UGA, Grenoble École de Management (GEM) et Dominique Steiler, Titualire de la chaire Mindfulness, Bien-être au travail et paix économique, Grenoble École de Management (GEM)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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