A la mi-septembre, l’Australie rompait le « contrat du siècle » avec la France portant sur l’achat de sous-marins conventionnels, au profit de sous-marins à propulsion nucléaire américains. Parallèlement, les Etats-Unis annonçait un vaste partenariat de sécurité avec l’Australie et le Royaume-Uni dans la région indo-pacifique. Quels sont les déterminants stratégiques de ces décisions ? Et, qu’augurent-elles dans les nouveaux équilibres mondiaux ?
Analyse de Salam Alshareef spécialisé en économie politique, et post-doctorant au sein de la chaire de recherche Paix économique, Mindfulness et Bien-être au travail.
L’actualité a focalisé sur la rupture de contrat entre l’Australie et la France, au profit des sous-marins américains. En réalité, soulignez-vous : « Pour comprendre cette zone de l’indopacifique – dont l’évolution est décisive pour la stabilité internationale –, il est nécessaire de procéder à une analyse historique, intégrant une vision géoéconomique et politique. »
La rupture de contrat entre l’Australie et la France au profit des Etats-Unis, s’est accompagnée de la création d’une nouvelle alliance politique, nommée « Aukus », entre les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie. Quelques jours après, Washington a accueilli le premier sommet des dirigeants de Quad – un espace de coopération sécuritaire entre l’Inde, la Japon, l’Australie et les Etats-Unis, perçu comme l’équivalent de l’OTAN en Asie. Ces partenariats visent des objectifs stratégiques mondiaux dans le contexte de basculement du centre de gravité économique vers l’Est, du conflit EU-Chine et du centre névralgique que constitue la région.
Que représente cette double alliance sur l’échiquier mondial ?
Notons tout d’abord les éléments de discours : les Etats-Unis soutiennent vouloir contrecarrer « l’agressivité chinoise » dans cette région. La Chine, quant à elle, perçoit dans ces alliances un retour à la Guerre froide, alimentant la conflictualité et la division entre les pays de la zone indo-pacifique.
En effet, les tensions en mer de Chine méridionale résultent de plusieurs facteurs historiques et géostratégiques. Ces tensions perdurent depuis le XIXème siècle, où la Chine contestait les puissances coloniales qui rivalisaient d’autorité sur ces îles. Depuis 2008, le retour de ce conflit sur le devant de scène a été marqué par le pivot asiatique des Etats-Unis.
« Avec la politique « Pivot to Asia », amorcée par Obama, poursuivie par Trump et Biden, les Etats-Unis ambitionnent d’injecter 60 % des ressources totales allouées à la politique étrangère dans cette région du monde, où la Chine a été désignée comme un rival systématique », soulignez-vous. Quelles sont les motivations américaines ?
Brezinski, le célèbre géo-stratège américain, a relevé qu’après la crise de 2008 : « Le changement dans la répartition de la puissance à l’échelle mondiale de l'Ouest vers l'Est est achevé. La domination mondiale par les puissances atlantiques pendant 500 ans prend fin ». Aujourd’hui, alors que le monde est devenu pluri-polaire, la structure de l’organisation internationale reste poly-centrée. En effet, notre époque est conditionnée par la tentative de certaines forces sociales, notamment aux EU, de maintenir certains éléments de l'ordre international libéral (comme la position internationale de dollar), ce qui va à l’encontre des contestations s’intensifiant de la part d’acteurs de plus en plus puissants, comme la Chine.
Non seulement la Chine a dépassé les Etats-Unis, en 2014, devenant la première économie mondiale, mais elle s’emploie à changer sa position dans la division internationale du travail passant à une économie de haute productivité qui maîtrise la haute technologie indépendamment des Etats-Unis. Cette question est l’essence même du conflit EU-Chine, car la position dans la division internationale du travail définira la part qu’on obtiendra de la richesse créée à l’échelle mondiale, ainsi que notre pouvoir politique.
Ce contexte fait appel au « piège de Thucydide », décrivant la probabilité de la guerre dans une situation où une grande puissance voit sa primauté menacée par une puissance émergente. Cependant, à l’ère nucléaire, une guerre classique entre grandes puissances est improbable. On assiste, en revanche, à l’essor d’une « guerre de la connectivité » dont l’enjeu porte sur les flux commerciaux, financiers et de la data. C’est ici qu’entre en jeu l’importance stratégique de la région indo-pacifique en tant que nœud central de connectivité.
« La mer de Chine méridionale est un cordon ombilical pour la Chine », dites-vous.
Avec le basculement du centre de gravité économique vers l’Est, plus de 40 % de l’activité économique mondiale se situe dans l’Indopacifique. Cette région est un nœud central du commerce international qui lie le Sud-Est de l’Asie (centre de production mondiale) avec l’Europe et l’Amérique de Nord (les marchés centraux de la consommation finale).
Au total, en 2010, plus de la moitié du tonnage de marchandises, et plus du tiers du pétrole mondial y transitait par transport maritime. 90% de pétrole, qui alimente la croissance chinoise, passe par le Détroit de Malaga. Le trafic y est trois fois plus important que dans le Canal de Suez et cinq fois plus élevé que dans le Canal du Panama. La région indopacifique représente donc une composante vitale de la croissance chinoise. Cette géo-économie explique la volonté chinoise de sécuriser le maritime dans la région au regard de l’intrusion accrue des Etats-Unis.
Percevant la Chine comme rivale, les Etats-Unis, grande puissance militaire, réorganisent leurs priorités stratégiques pour focaliser sur l’Indopacifique. Les contrats sous-marins, les différentes alliances créées, en sont des manifestations. Washington tente d’accroître ses actifs géopolitiques régionaux (la présence militaire et les alliances), au moment où il y existe des doutes sur la viabilité de certains alliés et partenaires régionaux, qui semblent plus intéressés par les opportunités économiques qu’ouvre la Chine plutôt que par une confrontation avec celle-ci.
Vu au prisme de la paix économique, qu’illustre ce conflit selon vous ?
Il est plus que jamais pertinent de questionner le pseudo-pragmatisme et la rationalité de la guerre : la guerre entre grandes puissances a perdu significativement sa fonction de rééquilibrage des rapports de force devant la nouvelle répartition des forces économiques et militaires mondiales, la mondialisation de l’économie et la codépendance qui en résulte. C’est pourquoi, la vision selon laquelle les guerres sont une nécessité historique est aujourd’hui moins crédible d’un point de vue objectif, indépendamment de la position éthique.
Le recours à la militarisation et à la logique de confrontation illustrent donc la déconnexion accrue de la sphère politique des impératifs vitaux, environnementaux et sociaux actuels, et au regard du potentiel créateur d’intelligence collective de l’humanité, qui n’a jamais était aussi avancé scientifiquement qu’aujourd’hui.