Au début de la crise de la Covid, le philosophe des sciences Bruno Latour nous invitait à imaginer « les gestes barrières contre le retour à la production d’avant-crise ». Nous nous proposons de repartir ici de cette notion de « geste ». Cette dernière nous permet de nous extraire de la binarité entre le corps et l’esprit en considérant la dimension incarnée des activités.
Fiona Ottaviani, Grenoble École de Management (GEM)
Le philosophe Jean‑François Billeter, dans son livre Un paradigme, souligne que chaque geste est une connaissance nouvelle – une « puissance agissante » – qui a été acquis par un effort volontaire visant à répéter de manière coordonnée des mouvements du corps (y compris mentaux). Une fois acquis, un geste se fait « comme de lui-même ». Nous ne percevons pas toutes ces activités acquises qui s’impriment dans notre corps. La petite part que nous en percevons est ce que nous appelons « la conscience ».
À notre sens, cette notion de « geste » dans sa dimension de puissance agissante peut être utile pour cerner certains enjeux que soulève la crise de la Covid en termes de « bien vivre ». La pandémie souligne donc en creux l’importance des indicateurs de bien vivre pour accompagner les nécessaires transformations à venir.
La réflexion sur le bien vivre articule une réflexion sur le bien-être individuel, le bien commun, la soutenabilité sociale (liens sociaux, inégalités, redistribution) et la soutenabilité environnementale. Une société du bien vivre correspondrait alors à une situation soutenable socialement et écologiquement où chaque personne disposerait des ressources matérielles et immatérielles pour se réaliser en fonction de ses aspirations et pour contribuer au bien commun.
Un rapport au temps et aux autres transformé
Tout d’abord, la crise a modifié notre rapport au temps avec des impacts très différents en fonction des catégories socio-professionnelles, du sexe, etc. L’inégalité par rapport au temps reste en outre une inégalité fondamentale. Les gestes de soin destinés à soi, aux autres ou à la nature nécessitent de disposer de son temps : or, cette capacité à jouir de ce temps pour pouvoir acquérir et réaliser ces gestes qui font sens pour la personne et le collectif a été particulièrement mise à mal par la période récente – notamment dans un contexte de néolibéralisation du service public.
Matthew Hatcher/AFP
Ensuite, on a vu à quel point la crise avait joué sur notre rapport aux autres avec des phénomènes d’entraide, de solidarité, mais aussi de solitude, de repli sur soi. Cela allait déjà mal avant la crise de la Covid, comme en témoignait la crise sociale, environnementale et démocratique déjà présente. Mais la crise a accentué certains maux : les inégalités sociales, les inégalités de santé, la concentration des entreprises, les inégalités entre les genres, les violences, etc.
On assiste aujourd’hui à une explosion des inégalités : pendant que les riches devenaient plus riches, pendant que les marchés étaient euphoriques, la situation des plus pauvres s’est dégradée. Il faudra, selon le dernier rapport d’Oxfam, plus de dix ans à ceux-ci pour panser les impacts économiques de la crise de la Covid.
Le corps objet et sujet de contamination
La crise a ainsi modifié en profondeur le type de rapports sociaux entretenu par les personnes. Elle a transformé profondément nos gestes physiques, ne serait-ce que par l’imposition des gestes barrières, et a donc joué sur notre manière de rentrer en relation avec les autres. La crise a en outre influé sur notre rapport corporel aux choses et aux êtres : notre corps est devenu objet et sujet de contamination. La crise a aussi influé sur nos gestes mentaux en cassant nos routines mentales, nos habitudes et en nous plongeant dans l’incertitude.
Enfin, la crise a amené la montée de gestes de résistance et d’engagement de diverses sortes (contestation des mesures prises lors de la gestion de crise, critiques de l’absence de débats sur les mesures sanitaires, retraits, constitution de collectifs pour faire face aux enjeux de la pandémie et penser « l’après », mouvements sociaux) et a révélé nos interdépendances matérielles (avec des ruptures des chaînes d’approvisionnements), sociales et affectives.
D’un geste isolé de révolte, tel que nous le rappelle le professeur américain de sciences politiques James Scott, peut surgir une mobilisation collective de grande ampleur – ainsi, de multiples formes de résistance politique ou infrapolitique se sont développées.
Construire de nouveaux gestes
La maîtrise d’un geste est la capacité à faire une chose sans réinterroger l’ensemble des processus permettant à celui-ci d’être effectué, mais en s’adaptant également à la spécificité situationnelle. L’habileté à faire certains gestes adaptés réside dans l’oubli de la méthode par laquelle ce geste a été acquis. Lorsque quelqu’un s’avère « spontanément » bienveillant vis-à-vis de quelqu’un d’autre, il ne se figure plus quel processus d’apprentissage lui a permis de développer cette empathie.
La notion de geste nous permet de rappeler ce processus d’apprentissage qui repose sur l’oubli et fait de certains comportements de nos comportements une « seconde nature » pourtant bien acquise dans un environnement institutionnel donné. Autrement dit, les étapes d’acquisition du geste s’oublient au profit d’un mouvement unifié remobilisable à l’envie et adaptable en fonction des spécificités de la situation.
Par exemple, la capacité à s’indigner provient de processus corporels (dont mentaux) répétés amenant à identifier de manière incarnée des situations d’injustice (matériellement bien concrète) et à en ressortir une émotion qui est la part immergée de cet apprentissage de la justice. S’occuper d’un enfant ou d’une personne âgée nécessite de développer certains gestes dont où on oublie rapidement qu’ils pouvaient ne pas aller de soi dans les premiers moments.
Or, on a aujourd’hui une difficulté à maîtriser ou à valoriser les gestes qui nous permettraient de faire face à la situation de crises dans laquelle nous nous trouvons – nous observons une multiplication de gestes qui traduisent le dysfonctionnement d’ensemble de notre organisation socioéconomique (défiance, ressentiment, stress), mais les gestes favorables à une société du bien vivre restent peu valorisés (bienveillance, justice, confiance, sublimation, etc.).
Pour comprendre la situation dans laquelle nous nous trouvons, les indicateurs de bien vivre sont donc essentiels, car ils peuvent nous indiquer ce qui importe le plus à considérer collectivement lorsqu’on agit et ils peuvent nous aiguiller vers ce que seraient des gestes à valoriser ou à développer pour une société du bien vivre.
Gérer les paradoxes de notre rapport au temps
Mais les gestes acquis et les représentations associées à ceux-ci ont la vie dure. La guerre économique a meilleure presse que la « paix économique », tout le monde parle du retour de la croissance à la défaveur de la création d’une société du bien vivre.
Il y a des rapports de force liés à des réalités matérielles et à des imaginaires qui restent redoutables : celui de la croissance économique, de la guerre économique, de la recherche de l’intérêt égoïste… et s’extirper de ceux-ci requiert du temps et beaucoup de coopérations, d’échanges, de travail avec les autres et sur soi.
Clément Mahoudeau/AFP
Or, le paradoxe est précisément que la période contemporaine nous ôte ce temps de l’arrêt, de la conscience à soi, aux autres, à la nature, au vivant au profit de la recherche d’une performance effrénée et normalisée. Le temps devient morcelé, facturable, profitable et très difficilement collectif, partagé, voire politique. Pourtant, les gestes de soin nécessitent de prendre le temps d’être en lien avec soi, les autres et avec la nature.
Imaginer collectivement de nouveaux gestes
Le travail de déconstruction du geste (s’il est nécessaire) peut être plus long que celui, initial, de construction du geste. Il ne requiert pas forcément de comprendre l’ensemble des dysfonctionnements du geste acquis, mais de prendre conscience de certains mécanismes de sa construction et surtout d’imaginer d’autres mécanismes. Le terme « imaginer » est ici essentiel, car le travail d’établissement de nouveaux gestes ne peut reposer uniquement sur une volonté rationnelle, mais sur l’imagination qui ouvre des possibles impensables dans le cadre des mécaniques rationnellement incarnées.
L’imagination permet une reprise de conscience d’autres horizons. C’est aussi pour nourrir cet autre imaginaire collectif que les indicateurs de bien vivre sont utiles, car ils permettent de tracer les pourtours d’un tel horizon de sens (à l’instar du donut à Amsterdam ou d’IBEST à Grenoble).
En guise d’illustration, les indicateurs de bien-être soutenable territorialisés (IBEST) développés dans la métropole grenobloise montrent l’importance des gestes d’entraide dans la manière dont se sentent les personnes. Une prise de conscience collective de l’importance de tels gestes peut nourrir notre imaginaire et amener par exemple à soutenir des structures favorisant de telles formes d’entraide (SEL, Accorderie) ou nous pousser à en inventer d’autres.
Fiona Ottaviani, Enseignante-chercheuse en économie - Grenoble Ecole de Management, F-38000 Grenoble, France - Chaire Paix économique, Mindfulness, Bien-être au travail - Chaire Territoires en Transition - Chercheuse associée au CREG - Université Grenoble Alpes, Grenoble École de Management (GEM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.