Le retour actuel de l’inflation s’avère problématique pour les entreprises qui voient leurs marges s’éroder. L’inflation, en dépit des difficultés posées, peut constituer une opportunité de faire évoluer des modèles économiques d’ordinaire plus difficiles à modifier. Comment acheter plus juste et responsable en temps de crise – sans obérer ses marges de rentabilité ?
Entretien avec Hugues Poissonnier, professeur associé à Grenoble Ecole de Management, spécialisé dans les pratiques d’achats responsables et durables.
Quelle est la problématique posée par le retour de l’inflation aux entreprises françaises notamment 4,5 % en mars 2022 et 3,6 % le mois précédent ?
L’inflation résulte, entre autres, d’une accélération de la hausse des prix de l’énergie, des produits alimentaires et, dans une moindre mesure, des prix des services, eux-mêmes impactés par les prix de l’énergie. Elle pèse aujourd’hui sur l’ensemble des acteurs économiques, qu’ils soient consommateurs, créanciers ou débiteurs, avec bien sûr des effets différents pour chacun. Les entreprises ne sont pas épargnées, voyant leurs marges se réduire de façon parfois substantielle – à la fois "par le bas" (avec l’augmentation des coûts) et "par le haut" (avec des impacts croissants sur la consommation qui, en diminuant, affecte également les marges globales). À l’heure où les contraintes posées par ces évolutions, qui pourraient perdurer, se concrétisent, il demeure possible d’y voir quelques opportunités. En effet, il me semble important de « profiter » de l’inflation pour changer les priorités et viser des performances plus qualitatives dans les entreprises privées, comme dans le secteur public.
Pouvez-vous illustrer votre propos dans le secteur public tout d’abord ?
Les objectifs budgétaires à l’hôpital sont au cœur des débats. Nous sortons de la période du « quoi qu’il en coûte » et le contexte international appelle de nouveaux arbitrages : la santé risque de souffrir au regard du budget militaire, qui tend à augmenter. Cette situation nouvelle requiert des économies. Ces dernières peuvent être réalisées de façon intelligente, en renforçant la résilience.
Concrètement, la sélection du « moins disant » dans le cadre des achats publics n’est plus, et ce n’est pas si nouveau, la solution la plus pertinente. Le fournisseur « moins disant » ne sera certainement pas celui qui permettra d’obtenir le coût global le plus bas lorsque l’on raisonne sur la durée de vie de la marchandise ou de la machine achetée. Il est également essentiel aujourd’hui de raisonner en termes de valeur, et pas uniquement en termes de coût. Il n’est ainsi pas si grave d’acheter plus cher si la performance globale de l’équipement ou du service est plus forte.
Un exemple : les acheteurs hospitaliers pourraient contribuer à proposer des repas servis dans des assiettes plutôt qu’en barquettes. En effet, des études confirment que lorsque le patient voit ses repas servis dans une assiette, il mange mieux. Il se rétablit plus vite et sort plus rapidement de l’hôpital. D’où des gains substantiels pour la collectivité, et avant tout pour le patient lui-même. Un autre exemple : les achats de transport des greffons amènent les acheteurs hospitaliers à arbitrer entre le transport par route ou par voie aérienne, légèrement plus cher. On sait aujourd’hui qu’une heure de plus dans les transports équivaut à une année de longévité en moins pour un rein greffé, qui est suivie du passage en dialyse. Une année de dialyse coûte à la collectivité 86 000 euros. Un rein qui aurait passé trois heures de plus dans les transports, parce que l’on aurait choisi la route plutôt que la voie aérienne, occasionnerait un surcoût pour la sécurité sociale de 258 000 euros... alors qu’il n’aurait permis d’économiser sur le coût du transport que quelques centaines d’euros. Par-dessus-tout, soulignons que les économies générées par le transport aérien ne se font pas au détriment du patient, bien au contraire, puisqu’il reste le premier bénéficiaire avec une meilleure qualité de vie tant que le rein greffé fonctionne.
« L’enjeu pour les organisations responsables, notamment en contexte inflationniste, est donc de raisonner en termes de performance systémique et de valeur, » résumez-vous.
Il est urgent de prendre conscience de l’impact sur les coûts engendrés par la non-action collective, à court et plus long terme. Comme le soulignait Kofi Annan, ancien secrétaire général des Nations unies : « Oeuvrer aujourd’hui contre le changement climatique va coûter cher. Mais ne rien faire risque de coûter beaucoup plus cher. »
En période de croissance, la logique de développement durable et responsable veut que l’on crée plus de valeur sociale, environnementale et économique. En période de crise, le premier enjeu devrait être de collaborer avec ses fournisseurs afin d’être résilients, ensemble. Car, la crise passée, si les fournisseurs ont disparu, leurs clients risquent de disparaître à leur tour. S’il est coûuteux de soutenir ses fournisseurs (en les payant bien, plus rapidement, en leur transférant des commandes, comme le fait par exemple SKF dans le secteur automobile,…), ne pas le faire et les voir disparaître risque de coûuter beaucoup plus cher. Les intérêts économiques de mieux en mieux compris prennent alors le relai des valeurs et des raisons éthiques qui restent premières au moment de « tendre la main » à ses partenaires économiques en difficulté, concurrents compris.
En période inflationniste, plus encore peut être que d’habitude (mais l’inflation risque de devenir, pour plusieurs années, la nouvelle norme), la question de l’éthique et de la valeur partagée devrait être au cœur de la réflexion et de l’action des entreprises. Tout d’abord parce qu’ « un grand pouvoir donne de grandes responsabilités » (comme l’exprime le super-héros Spiderman, quelle que soit la version considérée, mais aussi, en amont, le philosophe Hans Jonas). Ensuite, en raison des intérêts économiques de mieux en mieux compris : on n’a finalement pas les moyens aujourd’hui de ne pas être responsables.
J’insiste : la responsabilité de l’entreprise à l’égard de son fournisseur doit être prépondérante. Ce modèle va à l’encontre des préceptes, énoncés dans les années 1980 par le célèbre économiste Michael Porter, professeur à Harvard, qui, dans son fameux modèle des forces concurrentielles, préconisait alors de rendre son fournisseur le plus dépendant possible pour développer du pouvoir (de négociation notamment) et utiliser ce pouvoir (Coluche, auteur de l’une des meilleures citations sur le pouvoir, dira même, dans cet ordre d’idée ; « à quoi ça sert le pouvoir, si c’est pour pas en abuser… »). Aujourd’hui, le même Michael Porter, malheureusement peu entendu (moins que dans les années 1980) remet en cause sa propre vision en insistant sur la nécessité de sortir de cette analyse en termes de pouvoir et dépendance et en proposant une vision faisant des fournisseurs de véritables partenaires.